Lavabo inter innocentes

Pédophilie : enfant et victime

Dernier de nos trois volets consacrés à l’émotion soulevée par la CIASE-Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Église), celui-ci s’interroge sur les raisons du silence assourdissant de certaines institutions à propos de ce problème.

Lavabo inter innocentes manus meas

« Je laverai mes mains parmi les innocents », cette annonce de la liturgie grégorienne a été utilisée parmi ceux – très peu nombreux – qui se sont offusqués du silence de plomb qui s’est abattu sur les affaires de pédophilie.

« Je m’en lave les mains » ! Phrase d’égoïste. Mais est-ce que ce silence, ces silences plutôt, ce n’est provoqué que par l’égoïsme, l’indifférence devant le malheur des autres ?

Je ne le crois pas. Et il est utile de réfléchir à ces diverses sortes de silences.

Les lieux de silence

Le silence catholique

Le « silence catholique » a été attribué un peu vite au désir de cacher, le plus longtemps possible, des actes commis par certains des membres de l’église romaine. Il y a un peu de ça, certes, mais pas seulement. Nous verrons plus loin l’énorme machine « judiciaire » mise en place depuis des siècles pour créer et entretenir un espace étanche au droit républicain. Mais la base en a été posée au tout début des églises chrétiennes, par Paul de Tarse (souvent appelé Saint-Paul) :

Nous jugerons le monde

Lorsque l’un de vous a un différend avec un autre, comment ose-t-il faire un procès devant les païens, et non pas devant les saints ? Ne savez-vous pas que ce sont les saints qui jugeront le monde ? Et si c’est par vous que le monde est jugé, seriez-vous indignes de juger les affaires de moindre importance[1] ?

On n’est pas plus clair (ou plus clerc !) : les croyants jugeront le monde et donc ne doivent pas faire appel aux juges extérieurs au monde chrétien.

L’analyse du texte permet bien sûr de comprendre « entre les lignes » mais, lu au premier degré, il justifie des phrases comme « le secret de la confession est au-dessus des lois de la République » !

Engager sa parole

Mais cela ne pourrait excuser – au sens éthique comme au sens juridique – la réalité de la responsabilité. Penser que la responsabilité n’est pas sûre voudrait dire que cet homme (devenu prêtre coupable d’abus sur mineurs) n’était pas capable d’engager sa parole le jour de son ordination ou de ses vœux. Ce qui signifierait que l’Église qui l’a accompagné, pendant les nombreuses années de sa formation, fut aveugle durant toute cette période.

Le silence protestant

Curieusement, les tentatives pour initier, dans le monde protestant, une réflexion sur ce problème, ont été rejetées. Elles se sont heurtées à des phrases comme « il faut laisser le peuple catholique faire son ménage en interne » (un pasteur), ou « je n’approuve pas cette croisade » (un pasteur également).

Au niveau de l’institution (EPUdF-Église Protestante Unie de France), la principale – peut-être la seule – réaction a été la publication d’un livret « Repères et conduites à tenir dans les situations de pédophilie », dont un encadré illustre bien cet étonnant silence :

Confrontés à cette situation, nous sommes pris dans ce système du déni et dans un état de sidération. Les faits deviennent « incroyables »; le doute est partout et paralyse souvent l’action. On parle d’anesthésie émotionnelle devant un tabou civilisationnel majeur. C’est pourquoi il faut discuter de ses doutes avec un tiers[2].

Aucune autre réaction ou commentaire.

Le silence judiciaire

On peut s’étonner du silence des tribunaux, de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, du Défenseur des Droits des Enfants[3], etc. À quoi est-il dû ?

Au préalable, qu’il nous soit permis de donner juste quelques détails de cette juridiction d’exception qu’est le droit canonique.

Le droit canonique met en place :

  • une législation catholique
  • une architecture de tribunaux, prévoyant des cours de première instance, d’appel (les tribunaux de première instance faisant aussi office de tribunaux d’appel si nécessaire !)
  • un tribunal suprême, au sein de la Congrégation pour la doctrine de la foi, pour le jugement des cas qualifiés de « réservés », qui concernent entre autres les délits de clercs vis-à-vis de mineurs

Il existe une « Norme sur les délits réservés à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi », qui précise les cas où cette instance doit intervenir. Notamment, dans son article 6, « les délits plus graves contre les mœurs » … commis par  un clerc avec un mineur de moins de dix-huit ans.

Cette règlementation évolue depuis plusieurs années, par le biais de plusieurs « Motu Proprio » (lettre apostolique écrite par le Pape) qui concernent le délai de prescription (passé de 5 à 10 puis 20 ans), l’obligation de signalement à l’autorité ecclésiastique, etc. Ce durcissement montre d’ailleurs l’embarras des autorités romaines sur le sujet.

Est-ce que le silence des tribunaux républicains, magistrats, etc. est dû simplement au fait qu’on pourrait leur opposer le droit canonique ? Ou y-a-t-il autre chose ? Et si oui, quoi ?

Au-delà des institutions, la société

En fait, il n’est pas suffisant de pointer du doigt telle ou telle institution en disant qu’elle a failli. On peut dire, de façon un peu caricaturale, qu’on a « les institutions qu’on mérite ». Les silences et les blocages relevés ci-dessus sont les reflets de la société entière.

Qu’est-ce qui fait que la société reste coite ?

En interrogeant autour de soi, on a peu de réponses, sauf ces quelques hypothèses :

Les abus sexuels ecclésiastiques sont commis par des hommes

C’est une question que l’on peut se poser : est-ce que ce silence, écrasant, demandé, conseillé, correspondrait à une « solidarité » :

  • solidarité entre hommes ?
  • solidarité entre personnes d’une même génération où il était « interdit d’interdire » ?
  • solidarité entre ministres des cultes ?

Probablement pas. Mais la question reste posée : pourquoi vouloir évacuer les questions posées par la pédocriminalité ?

Après tout, il s’agit de sexe, et on n’aime pas parler de sexe

Oui et non.

On en parle et on n’en parle pas.

Au cours des âges de la chrétienté, le premier « scénario » à propos du sexe et des enfants concernait non pas des jeunes garçons mais la fillette innocente. Ce scénario a été principalement développé par les ecclésiastiques, hommes ou femmes, qui rédigeaient des biographies religieuses. Ces « biographies » insistaient sur la prédisposition enviable et admirable à la chasteté, à la virginité, et sur l’ignorance de ces fillettes quant aux questions sexuelles. Ce scénario permet de mesurer à quel point l’ignorance sur le plan sexuel revêtait un caractère sacré aux yeux des religieux.

À l’époque actuelle, l’ère d’internet, il n’est pas dit que l’ignorance en matière sexuelle ne soit qu’un lointain souvenir. Par exemple, on estime à 25 % la part des recherches internet à caractère pornographique, contenu qui n’apporte que très peu d’information véritable. Autre exemple : de nombreuses pages sont consacrées à « la parole dans le couple », mais très peu traitent de la parole entre adultes et enfants.

On n’est pas près de voir la parole totalement libérée.

La pédocriminalité n’a pas toujours été un scandale

C’est exact, la pédocriminalité n’a pas toujours été un scandale.

Au milieu du XIXème siècle, des statistiques du ministère de la Justice témoignent d’un gonflement des dénonciations pour délits sexuels : alors que les agressions sexuelles constituaient un cinquième du nombre total des accusations de crimes contre les personnes entre 1826 et 1840, elles en représentent plus de la moitié entre 1856 et 1860. Un rapport de 1860 précise que « l’augmentation s’est produite principalement dans le nombre des attentats à la pudeur sur les enfants » (Anne-Claude Ambroise, L’Histoire, septembre 2006).

Mais ce qui est blessé par les abus sexuels commis sur des enfants, lit-on en filigrane dans les récits qu’en fait la presse, jusqu’aux années 1960, ce sont moins les enfants que la société, son honneur et sa moralité, ainsi qu’en témoignent les termes d’ « outrage à la morale publique » utilisés par le Code pénal.

Dans les décennies suivantes, la pédophilie, considérée comme une liberté, est définie comme une culture qui cherche à briser la « tyrannie bourgeoise qui fait de l’amoureux des enfants un monstre de légende ».

Mais dans les années 1990, la pédophilie va redevenir l’objet d’une condamnation unanime. On entend et on voit les victimes, des enfants à qui personne n’ose plus demander s’ils étaient consentants ou non et qui disent sans équivoque leur souffrance, leur incapacité à oublier, à se construire une vie heureuse et équilibrée.

Aujourd’hui, de nombreux auteurs demandent que l’on cesse de qualifier ces agissements de « pédophilie » mais bien de « pédocriminalité ».

On s’est peut-être enfin aperçu qu’il ne s’agissait pas d’amour mais bien de crime. Mais dans ce cas, le silence ne doit plus jamais régner !


[1] 1ère lettre aux Corinthiens, chapitre 6 (Nouvelle Bible Segond)

[2] Livret EPUdF

[3] Le rapport 2020 du Défenseur des Droits ne mentionne rien dans le domaine des abus sexuels sur mineurs, à l’exception de ceux qui sont internés en hôpital psychiatrique pour adultes.

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3 réponses

  1. Jean-Claude Bée dit :

    Cela n’apporte pas grand chose au débat !!!

  2. Marguerite dit :

    Très juste tout cela !
    En Droit canonique, en 1983 la prescription était de cinq ans…à partir du moment où l’acte était commis.
    La norme de 2001 ( sous Jean-Paul II) a fait passer le délai de prescription à dix ans et ce délai commençait à courir à partir du moment où la victime atteint ses 18 ans.
    En 2010 ( sous Benoît XVI) cela a encore changé pour introduire un délai de vingt ans, c’est-à-dire jusqu’aux 38 ans de la victime.
    https://fr.aleteia.org/2021/10/06/astrid-kaptijn-membre-de-la-ciase-reformer-le-code-de-droit-canonique-etait-et-reste-essentiel/
    Cependant on peut voir une différence entre Droit civil et droit ecclésiastique pour la prescription :

    Droit canonique
    -Point de départ du délai de prescription : 18 ans.
    -Délai de 20 ans, restant sous réserve du droit la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de déroger au cas par cas.

    Droit civil
    -Point de départ du délai de prescription : 18 ans.
    -Délai de 30 ans pour les crimes ou délits à caractère sexuel sur mineurs.
    https://luttercontrelapedophilie.catholique.fr/leglise-face-a-pedophilie/eclairages/le-droit-canonique/#:~:text=cas%20par%20cas.-,Point%20de%20d%C3%A9part%20du%20d%C3%A9lai%20de%20prescription%20%3A%2018%20ans.,%C3%A0%20caract%C3%A8re%20sexuel%20sur%20mineurs.

    Ne serait-ce que sur ce petit point, l’Eglise catholique a encore du chemin à faire !

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