Nous sommes invités à nous sentir sauvés

Deux prophètes, l’un qui annonce des mauvaises nouvelles, l’autre qui rend la soupe bonne à manger !

Deux prophètes, deux textes qui semblent n’avoir aucun rapport entre eux, pourquoi est-ce que je vous les propose ?

Élisée vivait vers la fin du IXème siècle – avec toutes les réserves qu’on peut faire sur les datations concernant des personnages bibliques, d’autant que le Livre des Rois, qui raconte l’histoire d’Élisée, a été écrit vers le VIème siècle, à peu près à la même époque que le livre de Jérémie dont nous venons de lire un extrait. En tous cas, il y a trois siècles de distance entre l’époque où a vécu Élisée et son histoire racontée dans la Bible.

Il est donc hors de question d’en faire un document historique, même si des recoupements avec l’archéologie ont pu être faits. En revanche, il n’est pas interdit de s’intéresser à la différence de ton entre les deux œuvres, les deux pensées : si on simplifie un peu, Élisée vivait en un temps où la seule grande menace pour le peuple d’Israël était l’idolâtrie et l’adoration d’autres dieux que Yahweh.

Le travail du prophète était alors, tout naturellement, de parcourir le pays en prêchant, en rappelant partout que le Dieu d’Israël était Yahweh et qu’il ne fallait pas en adorer d’autres, et aussi, en faisant le bien autour de lui, au besoin en faisant des miracles. Évidemment, en disant ça, on pense forcément à Jésus qui, plus tard, exercera son ministère de cette façon : parcourir le pays, prêcher, faire du bien… D’ailleurs, c’est ce qu’il a exprimé par son commandement premier : « aime Dieu et aime ton prochain ».

Ce récit de l’action d’Élisée, que nous venons de lire, si on le prend de façon littérale, au pied de la lettre, on peut gloser longtemps sur l’action de la farine pour donner du goût à un potage qui semble empoisonné.

Mais on peut aussi le voir d’une autre façon : le récit raconte qu’un des prophètes qui suivent Élisée – plus tard, à propos de Jésus, on dira « un des disciples » – prépare une soupe, et les autres refusent tout net de la consommer, en disant même qu’elle est empoisonnée. Intervient alors Élisée qui jette une poignée de farine dans la soupe, et surtout annonce qu’elle est sans problème et qu’ils doivent la manger.

Cette idée d’une intervention décisive d’une autorité, au cours d’une querelle – les disciples se disputent, le Maître intervient et tout se calme – j’aime à penser qu’elle sera reprise plus tard – beaucoup plus tard ! – dans les évangiles, dans le récit dit de la tempête apaisée : les choses se calment lorsque Jésus intervient et parle. Bien entendu, prenons garde à une chose : ça marche parce que Élisée, un prophète, est un pur, parce que naturellement toute autorité n’est pas forcément facteur de paix : certains, rois, dictateurs, papes, spécialistes de la communication, certains ont au contraire amené beaucoup de divisions et de malheurs.

Voilà pour le premier texte, second Livre des Rois chapitre 4.

L’autre texte, celui de Jérémie, nous replonge dans l’univers classique des prophètes, c’est-à-dire l’annonce de mauvaises nouvelles. Jérémie, comme à son habitude, se répand en imprécations contre – écrit-il – « ceux qui perdent et dispersent les brebis du pâturage de l’Éternel ».

Élisée vivait au IXème siècle – on l’a dit – et Jérémie trois siècles plus tard, et là c’était l’époque de « la grande catastrophe », c’est-à-dire l’exil à Babylone.

L’exil ? Quel exil ? Rappelons rapidement ce que c’est, et pardon à ceux qui le savent déjà : au VIème siècle avant notre ère, des invasions ont touché la Palestine. Les Assyriens d’abord, qui ont occupé la Samarie c’est-à-dire le nord du pays, les Babyloniens ensuite, qui envahirent la Samarie mais, également, le royaume de Juda (le sud). Ces invasions se sont traduites par d’énormes déplacements de populations, pour fuir le danger d’abord, puis simplement par déportation, des élites comme des simples citoyens. Voilà ce que c’est l’exil à Babylone. C’est un événement douloureux, dévastateur, qui est resté ancré dans la mémoire juive, et qui est présenté, par nombre de prophètes, comme une punition divine pour les erreurs et les abus des dirigeants d’Israël.

Entre parenthèses, notons au passage qu’une grande partie des textes de la Bible, notamment les cinq « premiers » livres, ont été écrits à cette époque, pendant et juste après l’exil. Ils ont été écrits pour redonner espoir au peuple, et aussi pour restaurer un ordre social qui avait été détruit par toutes ces catastrophes. Fin de parenthèse.

On pourrait croire que ce texte est une charge contre les pasteurs, les ministres du culte, qui dispersent les fidèles, qui ne veillent pas sur eux – et que Dieu va punir à cause de leur méchanceté ! En fait, non ! La traduction que j’ai choisie aujourd’hui est celle de la Bible de Neuchâtel, mais dans d’autres traductions, on ne donne pas le mot « pasteur » mais « berger », ou « dirigeant ». Il s’agit bien sûr, vous l’aurez compris, des rois de Juda, à qui Dieu avait confié le peuple. Les rois étaient là, en principe, pour présider à l’éducation religieuse et morale du peuple et le conduire à son Messie. Un des plus connus parmi ces rois a été le roi Josias, un homme pieux et attentif, mais beaucoup d’autres étaient juste des politiciens sinistres !

Les prophètes annoncent toujours la catastrophe puis, pour certains, le retour de la paix

Si on consulte, comme je l’ai fait, le « Manuel du parfait petit prophète (de malheur) », on retrouve facilement les postures de Jérémie, des postures intemporelles. Écoutez bien : 1/ tout d’abord, trouver (et s’y tenir) une idée maitresse : ici la colère de Dieu provoquée par les rois d’Israël, 2/la faire tourner à l’idée fixe, la reprendre inlassablement, 3/ et alors, annoncer que c’en est fini avec le bon temps.

C’est étonnant ! On pourrait croire que c’est lui, Jérémie, qui a écrit ce livre, mais en fait ce que je viens de vous lire est tiré d’un ouvrage, très plaisant d’ailleurs, de Régis Debray, intitulé « Du bon usage des catastrophes ».

Mais est-ce le même discours, que ce soit aux temps bibliques ou aujourd’hui ?

C’est assez proche de ce que prêchent aujourd’hui les prophètes – que parfois on nomme des scientifiques : une attitude de repentance, de reconnaissance de ses fautes, de la nature essentiellements malfaisante de l’homme, et la promesse que tout ira bien si, et seulement si, on change de comportement et on obéit à ce qu’ils disent.

À une autre époque, cette curieuse orientation a été appelée par les réformateurs  « le salut par les œuvres », comme si chacun devait « faire son salut » lui-même.

Je parle des prophètes d’aujourd’hui, mais cette perversion de la foi ne date pas d’aujourd’hui, loin de là : par exemple, pour l’anecdote, on peut facilement constater l’existence de ces deux doctrines en étudiant des textes anciens, le règne du roi Manassé, par exemple, raconté deux fois dans la Bible, une dans le livre des Rois et une autre dans le livre des Chroniques : dans les deux récits, Manassé a eu un très long règne, près de soixante ans, signe de la bienveillance divine, et il a commencé ce règne en ayant une vie dissolue, loin de Dieu et des commandements.

La grosse différence est que, dans le livre des Rois, il vit de cette façon détestable tout au long de son règne – et pourtant Dieu lui accorde une vie longue et un règne de même – alors que, dans les Chroniques, Manassé vit … comme on l’a dit, mais là Dieu le punit sévèrement de son comportement, celui-ci se repent, ce qui entraine le pardon divin et son règne peut alors reprendre, de façon édifiante cette fois-ci ! Livres des Rois, Livre des Chroniques, dans le premier, Dieu pardonne sans condition, dans l’autre, Dieu punit, puis pardonne à condition que l’intéressé reconnaisse sa faute et demande pardon.

On voit la différence de théologie, une théologie qui met en avant l’amour inconditionnel de Dieu pour les hommes, une autre montrant que seule la repentance et une attitude obéissante peuvent amener le pardon des fautes et éloigner les calamités. Dans un cas, l’homme est libre, allégé, et peut donc prendre soin de son entourage, dans l’autre cas, il est écrasé par la faute et doit occuper son esprit à se repentir et à demander pardon.

Être sauvé, c’est ne plus être dans la crainte

Donc, si je comprends bien, pour certains, seuls le repentir et la reconnaissance de notre esprit mauvais peuvent nous sauver.

Cette théologie de la rédemption, de la contrition, de l’obéissance, on a pu l’appeler « théologie de la rétribution » : si je me comporte bien, je suis sauvé. L’ennui c’est que cette théologie, que l’on entend beaucoup enseignée par des esprits médiocres, induit des comportements craintifs et souvent irresponsables.

Craintif, oui : par exemple, il est clair que je ne vais pas prendre le moindre risque de commettre un impair sur le plan moral, si je me dis que cela risque de me coûter mon salut.

Et irresponsable : je vais prêter une oreille attentive à toute personne qui me dira ce que je dois faire pour mériter d’être sauvé. Et donc je laisserai quelqu’un d’autre penser à ma place.

Craintif et irresponsable. Oui, pour certains, pas très nombreux, quelques pourcents de la population. Mais entre nous soit dit, pour les autres, la grande majorité, cette théologie produit un ingrédient redoutable : l’indifférence, le haussement d’épaules, le désintérêt pour la pratique religieuse – et ce n’est pas vraiment grave – ou pour sa propre spiritualité – et là, cela signifie qu’on risque de laisser son prochain dans un désert spirituel qui peut être dangereux pour lui. Et dans ce cas, on repense à ce verset de Jérémie : « Vous avez dispersé mes brebis, vous les avez chassées et vous n’avez pas veillé sur elles ».

Nous vivons aujourd’hui dans des temps sécuritaires, de principe de précaution… Le thème de la religion protectrice l’emporte, plutôt que celui de la religion responsable et sainement responsable. Seulement, une religion qui se dit «  protectrice » s’appuie essentiellement sur l’obéissance et le respect de rituels communautaires.

Et ce n’est pas dommageable pour tout le monde, nous le savons bien, beaucoup de gens sont heureux dans ces rites, au culte dominical par exemple, les rencontres avec d’autres, les chants, les prières dites aux mêmes temps et avec les mêmes paroles dites et redites au cours des âges, les mêmes textes lus et relus année après année (presque toujours des évangiles et des lettres de Paul), ces rituels sont rassurants et agréables pour beaucoup de gens, surtout quand un professionnel est préposé à ce rituel immuable.

Mais il me semble qu’une foi qui sauve, une foi qui apporte le salut, ne devrait pas être dépendante de l’obéissance scrupuleuse à des rituels, ni bien sûr – surtout pas – de la peur d’un quelconque châtiment. D’ailleurs, nos contemporains ne s’y trompent pas, eux qui, en rangs serrés, désertent les manifestations religieuses. Sont-ils heureux ? Malheureux ? de cette désaffection. Ou sont-ils juste des personnes qui n’ont plus la foi ? La foi, c’est-à-dire quand même la confiance, confiance en eux, en l’avenir, en la vie, l’ont-ils perdue cette confiance ?

Je ne sais pas, je dirais oui pour certains, non pour d’autres. Beaucoup de nos contemporains ont la foi, une certaine forme de foi, ils regardent l’avenir sans crainte excessive, font leur travail, élèvent leurs enfants, ils ont la foi même s’ils ne pratiquent pas une religion visible. Ceux-là, nous  ne devons pas essayer de les persuader d’une misère, d’un manque, d’une solitude spirituelle qu’ils sont loin de ressentir, encore moins leur dire qu’ils sont pécheurs, qu’ils doivent demander pardon de leurs fautes, que l’homme quel qu’il soit ne vaut rien, etc. Ceux-là, laissons-les. Et même, prenons exemple sur eux, pourquoi pas ?

Restent alors ceux qui n’ont pas – ou plus – confiance en l’avenir, la foi, qu’est-ce que nous devons leur dire ? Je ne sais pas ce qu’on doit leur dire, pour ma part, je leur dis une phrase de Paul Tillich que ceux qui me connaissent m’ont souvent entendu prononcer : « être sauvé, c’est découvrir que quelqu’un vous aime » !

J’ajoute souvent aussi que « être sauvé, ce n’est certainement pas être dans la crainte, ou dans la culpabilité, être sauvé c’est être fier d’être soi ».

Est-ce qu’aujourd’hui nous sommes sauvés ?

Alors, chers amis, pour conclure, la question qui se pose, c’est celle-ci : dans les temps où nous vivons, où, semaine après semaine, des professionnels de l’anxiété nous abreuvent d’annonces « inquiétantes », de culpabilités, de discours sur la médiocrité et la petitesse de l’être humain, dans ces temps de prophètes de malheur, sommes-nous quand même sauvés ? Le protestantisme a-t-il raison de proclamer le « salut par la foi seule » ?

Soyez-en persuadés, nous avons bien là deux théologies opposées, l’une qui annonce que nous sommes sauvés, que Dieu nous aime sans condition, et l’autre qui tente de nous infliger une repentance, le poids écrasant de la mauvaise nature de l’homme, faible et continuellement sujet au péché. Mais l’homme a-t-il été créé à l’image de Dieu ? Ou bien ce  n’est qu’une phrase creuse ?

Chers amis, nous l’annonçons à chaque culte, la grâce nous est donnée gratuitement, et définitivement, inlassablement. Et de ce fait, déchargés de cette préoccupation, il nous est possible de prendre soin de notre prochain, de prendre soin de la terre qui nous a été confiée – pour la cultiver et la garder, comme dit la Genèse – de prendre soin aussi de nous-mêmes sans anxiété ni culpabilité, voilà ce que les Écritures nous demandent. La grâce, elle, nous est donnée gratuitement, et sans contrepartie. Alors, soyons libres, nous avons la foi, chacun de nous a la foi, chacun de nous, même sans religion, même s’il ne met jamais les pieds dans un lieu de culte, chacun de nous a la foi, la confiance, et par cela, chacun de nous est sauvé.

C’est cela que Dieu nous donne.

Amen.

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